J'ai mal à la tête, me duele la cabeza et tours analogues dans les langues-cultures romanes et en anglais
Résumé
La plupart du temps, c’est sans gravité. Un coup de chaud, de froid, de fatigue, de stress, trop de bruit, d’alcool, l’annonce des menstruations, la faim, des maux de dents ou des sinus... Les raisons d’avoir « mal à la tête », comme on dit, sont multiples. “C’est très commun, confirme Thierry B., pharmacien à Paris, mais il y a une échelle de gravité de la céphalée, et une grosse différence entre le léger mal de crâne et la grosse migraine.” (https://www.20minutes.fr/ societe/ 1032502-20121030-plus-prendre-tete-cephalees).
Ce passage, je l’ai repéré sur internet le 15 décembre 2019, un jour avant d’être pris d’un « léger mal de crâne », et trois jours avant de me faire enlever une fâcheuse tumeur au cerveau – comme quoi il est clair que les légers maux de tête ne sont pas toujours aussi innocents qu’il n’y parait. Le médecin à qui j’ai déclaré, le 16, que j’avais « mal à la tête » n’a évidemment prêté aucune attention à la syntaxe de ma symptomatologie. En fait, vivant en Australie, c’est en anglais que je me suis adressé à lui. Or, en anglais, on ne dit pas, comme en français, « J’ai mal à la tête », la formule standard étant « I have a headache ». Il y a d’autres tournures, mais celles que je reproduis ici sont de loin les plus communes. Syntaxiquement parlant, elles présentent des différences, ce qui fait penser que, d’un point de vue strictement sémantique, le message véhiculé n’est pas exactement pareil.
Même chez les spécialistes des sciences du langage, l’existence de configurations syntaxiques parfois très différentes qui permettent d’opposer entre elles des langues parfois très apparentées est loin d’être évidente. Je ne suis pas de ceux qui croient que de telles différences syntaxiques soient dus au hasard et je me propose, dans cette présentation, de proposer des explicitations sémantiques différentes, non seulement pour les deux tournures citées ci-dessus, mais aussi pour quelques autres. Pour ce faire, nous allons commencer par un petit détour par le célèbre principe de la double articulation du langage d’André Martinet (1960) et par quelques articles bien plus récents consacrés à l’expression de la douleur dans les langues romanes (Van Peteghem 2007, 2016, 2017). L’outil descriptif dont nous nous servirons dans nos explicitations est la célèbre métalangue sémantique naturelle (MSN) élaborée au cours des cinquante dernières années par Anna Wierzbicka, Cliff Goddard et leurs collaborateurs. Composée d’un lexique de 65 primitifs sémantiques simples, inanalysables et universels, et d’une grammaire tout aussi universelle qui en précise la combinatoire, la MSN nous permettra de mieux comprendre comment les Espagnols (me duele la cabeza), les Roumains (Mă doare capul), les Italiens (mi fa male la testa), les Français (j’ai mal à la tête) et les Anglais (I have a headache) conceptualisent leurs maux de tête au jour le jour. Notre but est ainsi d’évaluer et de corriger quelques explicitations offertes dans la littérature, pour l’espagnol (Bułat Silva 2014), que nous opposerons ensuite au roumain, à l’italien, et au français (Goddard & Wierzbicka 2014). Nous jetterons également un coup d’œil sur l’anglais, qui, du point de vue des maux de tête et de leur gestion, s’oppose singulièrement aux langues romanes (Halliday 1998). Nous nous tournerons ensuite vers l’analyse entreprise au seuil du 21e siècle par Nicholls (2003), dont l’analyse a le mérite d’avoir dégagé une cause prototypique pour le mal de tête qu’il parait tout à fait possible d’intégrer dans les explicitations révisées formulées ci-dessus. Afin de mener la tâche à bien, il nous faudra ajouter à l’arsenal des primitifs sémantiques la « molécule sémantique » « tête » (Wierzbicka 2007) et ajouter à la métalangue sémantique naturelle la notion de « langue minimale », qui en anglais prend la forme d’un « anglais minimal », en français celle d’un « français minimal », etc. (Goddard & Wierzbicka 2018). Nous terminerons par quelques réflexions sur le bien-fondé de l’insertion d’une cause prototypique, particulièrement dans les cas où une telle cause se laisse identifier sans trop d’efforts, et nous conclurons, conformément à l’usage établi, par un appel à des recherches plus ciblées