La polysémie des noms de parties du corps humain en français : état des lieux
Résumé
Dans la plupart des langues, les noms de parties du corps humain – au moins les plus courants d’entre eux – donnent lieu à une forme de polysémie. Pour M. Dingemanse, ce phénomène est une conséquence logique du rapport privilégié des locuteurs à leur corps : « As a physical universal of great cognitive and cultural salience […], the body is a very suitable source domain for expressing a variety of things » (2009 : 2131-2132). Et, dans une perspective résolument interlinguistique, I. Kraska-Szlenk (2014) fournit la preuve de ce potentiel polysémique en documentant les effets de sens possibles (semantic extensions) dans une multitude de langues.
En écho à cette dernière étude, nous proposons de dresser un état des lieux – construit sur des critères syntaxiques et lexicaux – de la polysémie des noms de parties du corps humain en français (Bertin 2018). Par comparaison avec l'ample travail de I. Kraska-Szlenk, nous défendons que ce que nous « perdons » en diversité (notre étude n’aborde « que » le français) est compensé par ce que nous « gagnons » en finesse de description. En effet, l'enjeu est de proposer une description qui tire profit de l'observation des co-occurrences en contexte et des contraintes auxquelles ces co-occurrences sont éventuellement soumises.
D'un point de vue théorique, nous partons de l'idée que le « sens des unités n'est pas donné mais se construit dans des énoncés » (Franckel 2002 : 9). Et nous privilégions deux options heuristiques. D'une part, nous choisissons de ne pas hiérarchiser les emplois. Autrement dit, nous refusons de prendre pour acquis le principe selon lequel l'acception concrète est première (pour dos, la partie du corps désignée par ce nom) et que les autres sens en dérivent (Sidonie écrit au dos de la feuille, Colin s'est mis son patron à dos). Cela revient à relativiser la pertinence de la notion de sens propre / littéral (Leeman 1998). D'autre part, nous optons pour un traitement compositionnel des locutions figées (avoir du cœur à l'ouvrage, donner un coup de main...). Il ne s'agit pas de négliger le principe de contextualité mais plutôt de s'inscrire dans le cadre d'une « compositionnalité holiste » (Gosselin 2013) qui interroge le rôle de chaque unité au sein d'une séquence.
Nous partons d'un corpus de 77 noms de parties du corps humain polysémiques construit sur des bases lexicographiques (Bertin 2018 : 111-117). Le classement des acceptions observées pour ces 77 noms conduit à dégager une trichotomie – partie nécessaire (PART), qualité (QUAL) et état – établie à partir de l'opposition aristotélicienne entre la nécessité et la contingence. Elle permet par exemple de distinguer les emplois suivants :
Paul a le cœur lourd (PART) vs Paul a du cœur (QUAL)
Paul a les nerfs à vif (PART) vs Paul a les nerfs (ÉTAT)
cette chaise a les pieds fragiles (PART) vs ce mur a du pied (QUAL)
Par ailleurs, nous convoquons plusieurs notions devenues classiques en linguistique : la relation partie-tout (Winston, Chaffin et Herrmann 1987), la possession inaliénable (Van Petegehm 2006) et la localisation interne (Borillo 1999). Cette dernière notion est utile pour décrire des emplois exemplifiés par Paul est au pied de la falaise.
Finalement, nous définissons six grands pôles d'acceptions rendant compte du fonctionnement polysémique des noms de parties du corps humain en français. Cela étant dit, nous concluons à une régularité relative en mettant en évidence des sens échappant à notre classification.