LES VERBES CHINOIS EN LIEN AVEC LE VOCABULAIRE SOMATIQUE : MORPHOSYNTAXE ET ASPECT
Résumé
C. Lehmann (2016/2018) identifie les parties du corps comme des noms relationnels sur lesquels s’exerce un contrôle humain, qui peuvent être dotés d’une grammaire spécifique (voir l’inaliénabilité). Les régularités observées entre les langues sur ce point suivent, dit-il, certains principes trouvant leur source dans notre cognition, dans les propriétés de ces parties du corps et le rôle qu’elles jouent dans notre vie quotidienne. Mais il note aussi qu’elles sont partie prenante de la grammaire du verbe, en tant que composant sémantique ou morphologique de lexèmes verbaux comme les verbes de posture, de perception etc., et que certains verbes (comme kick ou slap) contiennent un trait sémantique les rattachant à une partie du corps comme instrument. Ce sont ces verbes qui font l’objet de notre communication.
Nous examinons ici les verbes du chinois standard (la langue moderne) qui impliquent sémantiquement une partie du corps qui leur est associée (comme yăo « mordre », tī « donner un coup de pied ») ou l’ensemble du corps (tiào « sauter ») sans que le nom qui la/le désigne soit explicité, ainsi que ceux qui prennent une partie du corps comme argument (comme dans sŏng jiān « hausser les épaules », voir shrug (one’s shoulders)). Certains verbes pronominaux du français ont quant à eux comme équivalent chinois un verbe suivi d’une partie du corps (yāo « taille, reins » dans le cas de « se pencher », ou shēn « corps » dans celui de « se tourner »).
Après avoir dressé un tableau d’ensemble des modalités de lexicalisation les plus fréquentes des verbes impliquant une partie du corps, et décrit certaines de leurs caractéristiques morphosyntaxiques (morphologie pluriactionnelle et évaluative, voir D. Amiot et D. Stosic 2015, N. Zhang 2015, 2017), nous explorons plus spécifiquement la possibilité d’établir une corrélation entre parties et mouvements du corps et classes aspectuelles, en nous appuyant sur la collocation d’une centaine de ces verbes dans un corpus écrit avec diverses marques d’aspect (voir M. Moens et M. Steedman 1988, C. Smith 1991, P. Li 2000, R. Xiao et T. McEnery 2004, Lamarre 2015). Les procédés de quantification de l’action recourant à une partie du corps (comme « jeter un coup d’œil » ou « donner un coup de dent » en français) seront aussi abordés (voir M.-C. Paris 2013, Martin-Berthet 2007).
Ce travail part du constat que les verbes chinois impliquant une partie du corps occupent une place primordiale dans la structuration des classes aspectuelles (voir aussi K. Kiss 2011 sur les verbes sémelfactifs du hongrois et de l’anglais). Ceci va dans le sens de M. Dingemanse (2009) quand il revient à la notion de primauté de l’expérience corporelle comme l’une des clés d’explication du rôle des parties du corps dans l’évolution des systèmes de signes linguistiques, et de J. Maouene et al. (2008 ; 2016) sur l’importance des parties du corps dans l’acquisition. Les autres langues sinitiques fournissent d’ailleurs de nombreuses illustrations de grammaticalisation des noms de parties de corps en nom relationnel s’apparentant à des postpositions spatiales. Le rôle du vocabulaire somatique dans l’expression des émotions a été traité par N. Yu (2002), et celui de la possession inaliénable par H. Chappell (1996). Le lexique verbal reste, pour sa part, encore peu exploré (à l’exception notable de H. Gao 2001). Nous espérons pouvoir contribuer à combler cette lacune.